En panne de sens
Communauté du podcast en Panne de Sens
Le premier dit : « Le sionisme n’aurait jamais pu gagner sans l’holocauste ». Le second ajoute : « Netanyahou, il a fait un peu exprès de laisser faire pour reconquérir Gaza ». Qui sont-ils ? Où s’expriment-ils ? Combien de temps s’écoulera-t-il avant qu’ils ne soient injuriés dans tous les médias, convoqués par la police et gardés à vue ? Eh bien il s’agit respectivement de Daniel Cohn-Bendit et de Luc Ferry, ça se passe sur LCI et nous sommes le 19 mai 2025. Quant à la réprobation publique et à la convocation au commissariat, nous attendons encore. Ainsi va la tectonique des plaques.
Lire aussi Gilbert Achcar, « Gaza ou la faillite de l’Occident », Le Monde diplomatique, juin 2025. L’ahurissant retournement de veste qui s’opère sous nos yeux, et l’autoblanchiment collectif à sa suite, resteront comme un cas d’école dans l’histoire de la propagande. Un retournement venu de la région la plus hypocrite du bloc propagandiste : les « humanistes ». Horvilleur, Sfar, Sinclair. Célébrés pour leurs grandes consciences – qui s’étaient parfaitement accommodées de dix-huit mois de massacre de masse, avaient traîné dans la boue ceux qui, ayant vu juste du tout début, ont pris tous les risques : symboliques, juridiques, physiques mêmes, pour hurler contre le crime génocidaire et contre l’ignoble assimilation de tout soutien à la Palestine à de l’antisémitisme. Les intouchables ayant donné le signal, la masse des négateurs s’est mimétiquement ébranlée, faisant mine d’ouvrir les yeux – mieux : prétendant les avoir eus toujours ouverts.
Mais comment les « humanistes » ont-ils fini par se décider ? Non par un mouvement de conscience universelle, mais pour protéger une série d’intérêts : à commencer par les leurs propres, symboliques et réputationnels, trop menacés de persister ainsi à la remorque d’un crime qui passe toutes les bornes ; ceux du projet sioniste ensuite dont il faut impérativement tenter de maintenir à flot les créances politiques et morales en plein naufrage, précisément en en incarnant le visage « humaniste ».
Et voici néanmoins l’os mis à nu : la question du sionisme, l’axiome qu’il fallait préserver à tout prix, que ce soit par la silenciation, ou bien par la contrition mais qui maintient l’essentiel – le lieu où, pendant le grand retournement, la répression continue. Socialistes et écologistes, rangés dès le 7 octobre dans le camp colonial, négateurs de soixante-dix-sept ans d’occupation, censeurs de toutes les voix qui tentaient de faire entendre la cause palestinienne, mutiques au massacre tant que l’autorisation de parler n’avait pas été donnée, socialistes et écologistes votent il y a un mois l’infâme loi de censure universitaire qui reconduit l’égalité de l’antisionisme et de l’antisémitisme – et pénalise le premier au nom du second. Et ceci, supplément d’aberration, alors même que la catégorie de sionisme est l’unique moyen de ne pas charger indistinctement tous les Juifs d’un crime auquel nombre d’entre eux ne se reconnaissent aucune part. De sorte que l’antisionisme n’est pas l’équivalent de l’antisémitisme : il en est l’unique rempart.
Il faut bien admettre qu’en ces lieux la panique européenne est à son comble : au nom de quoi les auteurs du judéocide pourraient-ils trouver à redire à l’État d’Israël ? L’écrasante culpabilité historique, compliquée d’une conversion philosémite des plus troubles, ont logiquement conduit à un blanc-seing – et le message a été reçu. Or voilà : il n’y aura aucun règlement ni dans la région ni – par un classique effet de retour – ici, à moins de sortir de la misérable euphémisation humanitaire des « humanistes », et de refaire de la politique, c’est-à-dire de remettre l’indiscutable en discussion.
En commençant par savoir quel sens on donne aux mots. On connait les multiples définitions historiques, doctrinales, du sionisme et de l’antisionisme. On peut aussi en prendre une vue conceptuelle. Par exemple, en disant ceci : par sionisme, il faut entendre la position politique qui considère que l’installation de l’État d’Israël sur une terre déjà habitée, et par expulsion de ses habitants, ne pose aucun problème de principe. Antisionisme s’en déduit comme la position politique qui considère, elle, que l’installation de l’État d’Israël en terre de Palestine pose un problème de principe. Outre sa simplicité, cette définition a pour avantage d’être ouverte, c’est-à-dire de poser un problème dont elle ne présuppose pas la solution. C’est pourquoi seul un grossier mensonge peut donner l’antisionisme pour un projet « de jeter les Juifs d’Israël à la mer ».
En réalité, si indiscutable qu’elle ait semblé après la Shoah, la promesse sioniste de donner aux Juifs pas seulement un État, mais, comme il est coutume de le dire, « un État où ils puissent vivre en sûreté », était une fausse évidence dès le départ, en fait même une contradiction dans les termes. Il lui aurait fallu une terra nullius pour ne pas l’être. Du moment que la terre était à un premier occupant, l’État d’Israël pouvait voir le jour, mais il ne connaîtrait pas la sûreté : on ne dépossède pas les gens sans qu’ils ne se battent pour récupérer ce qui leur appartient. Alors la faillite de l’« Occident » européen s’est élevée au carré, et le meurtre industriel de masse des Juifs a été « réparé » par un aménagement politique impossible : Israël. Dont Shlomo Sand donne le terrible résumé : « Les Européens nous ont vomis sur les Arabes ».
Lire aussi Akram Belkaïd, « Gaza, enfer à ciel ouvert », Le Monde diplomatique, avril 2024. Voilà où nous en sommes soixante-dix-sept ans plus tard. Le massacre génocidaire n’est pas un tour malencontreux pris par le cours des événements, encore moins l’effet d’un dirigeant monstrueux dont il suffirait de se débarrasser. Car la vérité est qu’une part effrayante de la société israélienne elle-même est devenue littéralement insane. Un autre titre pour ce texte aurait pu être : « À ciel ouvert ». Il y avait Gaza depuis 2005 comme prison à ciel ouvert ; Gaza aujourd’hui comme camp de concentration à ciel ouvert. Et puis il y a maintenant des pans entiers de la société israélienne (et diasporique) comme hôpital psychiatrique à ciel ouvert. Un psychologue israélien, Yoel Elizur, professeur à la Hebrew University of Jerusalem a recueilli les témoignages de soldats israéliens déployés à Gaza. L’un dit : « Quand on entre dans Gaza, on est Dieu. Je me sentais comme… comme un nazi. C’était exactement comme si on était les nazis, et eux les Juifs ». De quel vertige n’est-on pas saisi à contempler cette catastrophe totale : psychique, politique et historique ? Que n’apprendra-t-on des abominations sadiques qui se sont commises au camp de torture de Sde Teiman quand la vérité sera faite ? Que dire de la perversion qui rassemble des affamés à un point de ravitaillement pour leur tirer dessus au canon ? Les réseaux sociaux sont inondés de vidéos de militaires documentant eux-mêmes leur jouissance massacreuse, et de civils hurlant la leur au spectacle du massacre, réclamant au passage qu’on n’oublie pas les enfants.
On dira que des déjections de réseaux sociaux, même nombreuses, ne donnent pas une image représentative de la société dans son ensemble. Bien sûr il y a les autres, soldats moralement effondrés, réservistes qui refusent « d’y retourner », opposants de toujours au consensus colonial devenu consensus éradicateur. Eyal Sivan en rappelle les proportions : insignifiantes. Un sondage publié dans Haaretz estime à 82 % la part des Israéliens qui soutiennent l’expulsion complète des palestiniens de Gaza, à 65 % ceux qui adhèrent au mythe d’Amalek et au commandement de sa destruction. Le corps central de cette société sombre dans la folie pure.
Lire aussi Alain Gresh, « Vider Gaza, ce vieux rêve israélien », Le Monde diplomatique, mars 2025. Il vient fatalement un moment où les projets politiques de domination livrent leur vérité et révèlent leur vraie nature. Voilà donc tous les caractères fondamentaux du sionisme exposés en pleine lumière, à la face du monde : il est colonial, raciste — mais cela nous le savions déjà —, et s’il le faut génocidaire — voilà ce que nous savons maintenant.
Et c’est somme toute logique : il n’y a pas plus de sionisme à visage humain que de possibilité d’un État sûr pour les Juifs sur une terre conquise par la force. Ici s’ouvre l’alternative historique. Soit la société israélienne persiste dans son mouvement exterminateur déchaîné, mais alors elle périt moralement sur pied, et en fait prépare son effondrement terminal. Soit elle réalise que, du moment où elle a commis la catastrophe de la Nakba, elle préparait la sienne propre, et alors elle aperçoit l’unique possibilité d’une présence juive en terre de Palestine : un État, binational, totalement égalitaire – comme souvent, c’est l’utopie apparente qui est le réalisme véritable. Il y a 7 millions de Juifs en Israël, ils ne partiront pas, personne ne le demande, aucune position antisioniste sérieuse ne le demande. La demande antisioniste est d’une simplicité… biblique : l’égalité. L’égalité pour tous les occupants, l’égalité en dignité et en droit, l’égalité du droit au retour pour les réfugiés, l’égalité en tout.
On comprendra sans difficulté les niveaux d’angoisse que pareille perspective pourra faire naître chez la plupart des Israéliens, ou des Juifs de la diaspora. À plus forte raison de ce que, après la Shoah, il était inévitable que l’angoisse soit la formation affective qui domine la condition juive – aussi celle qui explique les réactions de violence et de désorientation insensée dès que la solution anxiolytique « Israël » se trouve mise en question : « Il est anormal, antihumain que le monde entier soit antisémite » explique Elie Chouraqui, totalement parti, à un Luc Ferry sidéré. Mais l’intensité des affects ne change rien aux données objectives de la situation : une terre a été prise à ses occupants. Il n’y a rien, pas même la Shoah, qui puisse effacer, encore moins justifier, ce fait originel. L’alternative fondamentale demeure : sauf la fuite en avant massacreuse, le forfait fondateur de l’État d’Israël ne connaitra aucune autre résolution que l’égalité.
Circonstances Ce texte aurait dû être prononcé le 16 juin 2025 dans le cadre d’une soirée du festival « Décolonisons ». « Aurait dû » car, le matin même, nous découvrons, sans que les organisateurs en aient averti quiconque, que François Ruffin a été rajouté au dernier moment sur l’affiche. Quelle riche idée. Et pourquoi pas Olivier Faure, ou Raphaël Glucksmann ? Planqué pendant dix-huit mois, faisant faire par Fakir en mai 2024 un long entretien avec Joann Sfar, envoyant en continu à la cantonade médiatique tous les signaux adéquats, depuis « moi je ne suis pas dans le camp de la gauche antisémite », jusqu’à « moi je ne tombe pas dans la drague électoraliste des Arabes des quartiers », en passant par « si c’est contre l’islamophobie j’ai foot » et « regardez comme “il” est violent et moi raisonnable », c’est-à-dire cochant méthodiquement toutes les cases de l’onction éditocratique, Ruffin, voit la roue tourner et ce qu’il lui reste de créance de gauche partir en béchamel. Aller se refaire en partageant une tribune « Palestine » était une occasion qui ne se refusait pas, et qu’à l’évidence une partie du « comité d’organisation » ne s’est pas refusée non plus. Que, sous le coup de la bronca des intervenants, les organisateurs aient in extremis sorti Ruffin du programme ne recréait pas pour autant les conditions d’une participation à une entreprise aussi bien inspirée. Le texte qui devait être dit là-bas aura donc trouvé une bien meilleure place ici.
Les Palestinien·nes ont appelé ça les "Hunger Games". Chaque jour ou presque depuis le début du mois, dans les 18% de la bande de Gaza pas encore concernés par les zones militaires et les ordres d'évacuation israéliens, 2,3 millions d'entre eux jouent au jeu le plus ignoble qui soit. Ils vont à pied, à travers des kilomètres de ruines, à la rencontre des camions de l'aide supposément "humanitaire" fournie par l'opaque compagnie israélo-américaine Gaza Humanitarian Foundation (GHF), avec l'espoir de récupérer de quoi se nourrir. Les plus chanceux reviennent avec un sac de farine, un paquet de pois chiches, de quoi continuer à survivre au milieu de ce purgatoire terrestre. Les autres reviennent en portant le cadavre de leur proche, tué par l'armée israélienne, ses snipers, ses drones, ses tanks. Pour les Gazaoui·es, la GHF et le gouvernement israélien ont mis en place un "abattoir humain". Et pendant ce temps, l'armée ne répond plus à la presse, et coupe les télécommunications du territoire. La bande de Gaza est, plus que jamais depuis le 7-Octobre 2023, l'angle mort de l'humanité, alors que s'y joue une image de sa fin.
Au même moment, un autre écho de la fin d'humanité se fait, lui, entendre, en Occident. Une rhétorique biblique, apocalyptique, s'est invitée dans la bouche des broligarques - Donald Trump, Peter Thiel, Elon Musk. Dans quelques journaux qui osent nommer les choses, on l'entend. Est-ce un hasard, de voir reliées Gaza - plus que jamais nexus de la lutte générale entre le vivant et sa négation - et la Californie ? Ce n'est pas un hasard, c'est une orientation politique. Celle d'une oligarchie "No Future" qui, tout en accélérant l'effondrement général du monde au nom de l'accumulation, légitime désormais son entreprise de dévastation en puisant dans le lexique du fondamentalisme religieux. L'Apocalypse était inévitable, osent désormais ses grands architectes.
A Gaza, les "Hunger Games" dans la vraie vie A Gaza, les "Hunger Games" dans la vraie vie 972 Mag, 20 juin 2025
"À Gaza, le futur oblitéré" Apercevons d'abord comment elle s'applique à Gaza, où se joue donc le jeu inhumain du génocide. Israël en est à utiliser la faim comme outil d'extermination, dans un territoire où la famine touche une personne sur cinq et où 93% de la population souffre de malnutrition. On apprenait encore, le 24 juin dans le Monde, que l'armée israélienne avait détruit 95% des terres agricoles de l'enclave. L'ONU parle "d'instrumentalisation de la nourriture", un concept tellement immonde qu'il faut le lire plusieurs fois pour en frôler la gravité. Et nos dirigeants regardent, impavides, dans les gradins de l'Histoire.
La BBC, le 20 juin, abandonne la production d'un documentaire sur les médecins de Gaza par peur de "créer une impression de partialité". Et notre presse compte, compte, compte encore : 21 morts, 75 morts, 400 morts en quelques semaines autour d'un plateau de jeu dont l'occupant génocidaire redessine sans cesse les frontières. Israël ne parle aux Gazaoui·es qu'en dilemmes insolubles : l'humiliation ou la faim ; l'extermination ou la disparition ; la mort ou la valise. Faites vos jeux.
La BBC, en guerre contre les faits trop partiaux La BBC, en guerre contre les faits trop partiaux Guardian, 20 juin 2025
Dans le Monde, encore, la vidéo d'une bousculade généralisée de milliers de personnes se jetant sur les cartons de nourriture, alors que l'arsenal israélien peut décider à chaque seconde d'oblitérer leurs existences, est décrite comme "apocalyptique". Oui, dans Le Monde, ce temple inviolable de la tiédeur journalistique. Dans un autre récit, rare de justesse, sidérant, intitulé "À Gaza, le futur oblitéré", le correspondant du quotidien à Jérusalem Samuel Forey convoque la notion effrayante, irréelle, de "futuricide". Elle vient de la chercheuse du CNRS Stéphanie Latte Abdallah. Elle part du constat qu'à Gaza, outre les corps et les identités, le vivant lui-même (l'eau, l'air, la terre) est totalement stérilisé, empêchant non seulement toute possibilité d'existence actuellement, mais mettant aussi en danger la possibilité même d'un peuplement futur. Arithmétique de la dessiccation : "les bombardements ont produit 50 millions de tonnes de gravats, qu'il faudra plus d'une décennie pour déblayer. Le sol est jonché de projectiles non explosés, qui constituent un cauchemar de démineur. Trois cent cinquante mille tonnes de déchets sont éparpillées, qui empuantissent l'atmosphère et contaminent la nappe phréatique. La terre, l'eau et l'air, le substrat même de la vie, sont devenus suspects."
Gaza où le futuricide Gaza où le futuricide Le Monde, 24 mai 2025
Futuricide, apocalypse : gardons ces deux axes en tête. Mais rappelons d'emblée, comme le fait le journalisme palestinien Rami Abou Jamous dans un témoignage à vous racler l'âme pour Orient XXI, qu'on peut mettre tous les -cide qu'on veut, culturocide, écocide, futuricide, palestinocide, gazacide, xénocide, il n'en est qu'un seul qui possède un pouvoir normatif, judiciaire, qu'un seul autour duquel le monde se tortille et qu'il faudra pourtant marteler dans le fer de l'Histoire : génocide.
En 20 mois de carnage et 56 000 morts, la légitime défense est donc progressivement devenue la légitime barbarie. Au point où la majorité du corps social israélien soutient le sionisme version insanité exterminatrice, le sionisme indissociable d'un crime contre l'humanité. La démence ethno-nationaliste de Netanyahu ruisselle inexorablement jusqu'à sa population, jusqu'à ces Palestinien·nes installé·es en territoire d'Israël (21% de la population) privé·es d'accès aux abris anti-missiles par leurs propres compatriotes, laissé·es dehors sous les bombes iraniennes.
Dernière illustration : 82% des israélien·nes interrogé·es par la Penn State University, écrivait Haaretz le 28 mai, soutiennent l'expulsion totale des Palestinien·nes, non seulement de l'enclave de Gaza mais des "frontières d'Israël" - Cisjordanie, Jérusalem, la totale. Et tant pis si, selon les chiffres de l'université de Tel Aviv, le crime contre l'humanité (car oui, le déplacement forcé de population en est un) n'emportait l'adhésion que de 53% de la population : la réalité chiffrée, c'est qu'une solide majorité d'Israélien.nes défend une "rhétorique apocalyptique", écrit Haaretz, et un projet politique à l'avenant. "Apocalyptique": à nouveau, ce mot étrange, anachronique dans nos sociétés sécularisées.
En Israël, les Palestinien.nes privé.es d'abri antimissile En Israël, les Palestinien.nes privé.es d'abri antimissile Al Jazeera, 17 juin 2025
Dans les régimes illibéraux : Apocalypse now Les décors changent, l'Apocalypse se décline. Début juin à Washington, on pouvait voir flotter un étrange drapeau blanc ornée d'un sapin devant l'agence publique des petites entreprises (Small Business Administration). Son slogan, An Appeal to Heaven, est un cri de ralliement des nationalistes chrétiens, qui s'autodécrivent parfois comme des "sionistes chrétiens", et forment le trait d'union entre le trumpisme des émeutiers du Capitole et la frange religieuse la plus énervée de l'extrême-droite étasunienne. L'administration Trump, véritable véhicule pour l'agenda politique des suprémacistes chrétiens (et particulièrement du mouvement des "TheoBros", dont le vice-président J.D. Vance se réclame ouvertement), en adopte désormais la rhétorique messianique. En témoigne le texto halluciné envoyé le 17 juin dernier par Mike Huckabee, l'ambassadeur étasunien en Israël également pasteur évangéliste et chrétien sioniste, à son président Donald Trump, dans un contexte de tension géopolitique maximale : "je crois que vous allez entendre une voix venue du paradis, et que cette voix est plus importante que tout." Cinq jours plus tard, 125 avions étasuniens larguaient 75 bombes sur le sol iranien. Que Sa volonté soit faite, sur la terre comme au ciel.
Le nationalisme chrétien s'invite dans l'administration Le nationalisme chrétien s'invite dans l'administration Wired, 17 juin 2025
Il paraît aujourd'hui difficile d'appréhender correctement le phénomène de coagulation des extrême-droites occidentales à partir de ses trois pôles - États-Unis, Israël, Europe - sans interroger sa composante apocalyptique. L'Apocalypse religieuse, son folklore d'Armageddon et de révélation, s'impose comme une nouvelle tenue dans la garde-robe du réalisme fasciste occidental, de Tel-Aviv à Washington. Une téléologie qui toque désormais aux portes de l'Europe et de la France via le lobbying de la puissante Heritage Foundation, think tank aux accents messianiques responsable d'une partie des orientations stratégiques de la présidence Trump, déterminée à mettre sa puissance et son argent au service des Zemmour, Knafo, Ciotti, Stérin et autres obsédés des thèses de Samuel Huntington. Pendant ce temps, en Russie, Poutine cultive sa propre version de la fin des temps : la mystique de la "Troisième Rome", syncrétisme de la vieille orthodoxie, du cosmisme russe et d'une rationalité capitaliste autoritaire. Et à la fin, c'est l'Ouest qui s'embrase.
Le spectre du trumpisme hante l'Europe Le spectre du trumpisme hante l'Europe Le Monde, 18 juin 2025
Autre exemple : Peter Thiel, l'une des incarnations de cette internationale des extrêmes-droites. L'entrepreneur évangéliste et suprémaciste, mécène de J.D.Vance, empereur Palpatine de la Silicon Valley et cardinal ombreux de l'oligarchie trumpiste, tient aussi et surtout les rênes de Palantir, une entreprise de big data spécialisée dans l'infrastructure de l'oppression. En 2025, Palantir est partout à la fois : dans le futur panoptique anti-immigration étasunien ("ImmigrationOS") et le projet de bouclier anti-missile ("Golden Dome") de Trump, derrière le régime d'apartheid numérique en place en Israël et à Gaza, et dans l'industrie de la surveillance européenne (y compris en France, même si la DGSI a rompu son contrat en 2023). Son travail, résume le journaliste de 404 Media Jathan Sadowski, est de fournir, de Los Angeles à Tel-Aviv, "une réalité matérielle aux objectifs ontologiques du fascisme".
Or, Peter Thiel n'est pas que le grand architecte du technofascisme : c'est un prophète apocalyptique. En 2011, il annonçait déjà, dans la National Review conservatrice, "la fin du futur" - qui signifie, pour lui, la terreur d'une société redistributrice et décroissante. Début janvier, dans le Financial Times (!), le voilà qui affirme que "le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l'apokálypsis des secrets de l'ancien régime", entendu ici comme la démocratie libérale honnie. Dans un autre entretien de décembre 2024 chez Uncommon Knowledge (un média spécialisé dans les longues interviews politiques, chapeauté par l'Institut Hoover, think-tank proche des républicains), il s'envole dans un monologue étrange au sujet du "spectre apocalyptique de l'Antéchrist et de l'Armageddon". En guise de candidats potentiels à l'Antéchrist, il cite tour à tour l'IA, le communisme, un "gouvernement mondial unique", Greta Thunberg, les agences de régulation, la décroissance et les États-Unis (!). Le voilà encore, le 26 juin, dans un rare entretien d'une heure au New York Times, à disserter à nouveau sur l'Apocalypse, l'Antéchrist, l'Armageddon et la nécessité existentielle de tout déréguler pour éviter la catastrophe de la "stagnation".
Encore une fois, rappelons qu'il s'agit là de Peter Thiel, la courroie de transmission idéologique entre la broligarchie transhumaniste, l'appareil trumpiste et les croisés génocidaires de Washington et Jérusalem. Partout, le pouvoir se drape dans une rhétorique eschatologique pour justifier son entreprise d'exploitation - des peuples, du vivant, et du temps lui-même.
Un entretien tout à fait normal avec Peter Thiel Un entretien tout à fait normal avec Peter Thiel The New York Times, 26 juin 2025.
Comme l'avaient magistralement identifié, dès la mi-avril, les journalistes Naomi Klein et Astra Taylor dans le Guardian, la reconfiguration du capital autour d'un "fascisme de la fin des temps" (end-times fascism) s'accompagne d'un nouvel imaginaire politique aux allures de disaster movie. Ce "monstrueux survivalisme suprémacisme" transforme l'état de polycrise (climatique, politique, économique) en une sorte de superproduction eschatologique à la 2012, et fournit à l'anxiété généralisée une réponse faite d'autorité absolue et de xénophobie totale : si vous voulez survivre à la catastrophe totale, barricadez-vous, faites ce qu'on vous dit et surtout, laissez-nous gérer.
L'époque, crépusculaire et aliénée, tient son nouveau récit de puissance. Le "complexe d'Armageddon" identifié par Umberto Eco comme composante de l'"ur-fascisme", écrivent Klein et Taylor, "traverse les lignes de classe, unissant les milliardaires [de la tech] aux militants MAGA" des classes populaires, autour d'une sorte de nihilisme sadique, carnavalesque, orgiaque : puisque le monde se désintègre, autant laisser libre cours à ses pulsions libidineuses et tout saloper, tout détruire, tout extraire, tout cramer, tout consommer, avant de se barricader. Mais contrairement aux précédentes mythologies fascistes, du futurisme italien ivre de vitesse au "Reich de mille ans" promis par Hitler, ce fascisme de 2025 ne s'embarrasse même plus de quelconque promesse d'avenir grandiose. Il est entré dans sa phase punk - no future - et n'a plus comme proposition que la jouissance démente jusqu'à la carbonisation générale - la capitalypse.
Le fascisme de la fin des temps Le fascisme de la fin des temps Guardian, 17 avril 2025
Partout : Futuricides L'internationale de l'Apocalypse, des chefs de guerre à ogives nucléaires aux milliardaires de la tech vendeurs de drones et d'algorithmes de contrôle, revendique désormais la fin de l'empathie, qu'Elon Musk adore décrire comme "suicidaire", et qui serait même "la plus grande faiblesse de l'Occident". Ce n'est pas que le camp des prédateurs en ait déjà eu, mais cette fois-ci, il n'est même plus question de prétendre à autre chose qu'à pure sociopathie carnassière. Tout ça, dixit le chef de meute Peter Thiel, sous prétexte d'une nouvelle "théologie politique". Un catéchisme techno-messianique qui a depuis longtemps décidé que le profit de quelques-uns primait largement sur les conditions d'existence collective, et prépare tranquillement son archipel (d'îles privées à Hawaï, de bunkers individuels, de villes-forteresses et d'autres enclaves militarisées répertoriées par l'historien Quinn Slobodian dans... Capitalisme de l'Apocalypse, traduit en avril 2025 (au Seuil). L'inhumanité générale du pouvoir brûle tellement la peau que même certains éditorialistes du New York Times commencent à se demander, le 2 juin, "pourquoi la politique a l'air si cruelle" en ce moment.
Disons-le sans euphémisme : l'extrême-droite survivaliste s'est mise en tête de nous priver de futur, pour étouffer jusqu'à la possibilité même d'un horizon de sortie de crise. Revoilà le fameux "futuricide", cette méthode d'extermination industrielle née et perfectionnée à Gaza et désormais exportée graduellement, diluée, sur l'axe de l'illibéralisme occidental.
En Californie, des milices masquées kidnappent des personnes racisées dans des vans sans plaque pour les déporter dans l'archipel du complexe carcéro-industriel (qui se félicite d'ailleurs de ses excellents résultats trimestriels). Les Marines sont déployés dans les rues pour protéger les opérations, pendant que cette Gestapo new look déporte leurs conjointes. Leur Heinrich Müller local, Stephen Miller, trépigne : de 650 déportations quotidiennes, il voudrait passer à 3000. Avec l'aide de la base de données géante que Palantir construit pour surveiller (et punir) 350 millions d'Américains, ce, à partir de son expérience acquise via sa complicité au génocide palestinien, cela pourrait bien se produire. De bons résultats en vue pour la boîte de Peter Thiel... et pour Stephen Miller, qui détient pour 200 000 dollars d'actions. Effacer des vies humaines est un business comme un autre. Capitalypse.
Palantir, outil d'oppression de Los Angeles à Gaza Palantir, outil d'oppression de Los Angeles à Gaza The Nation, 12 avril 2024
Partout, le pouvoir se raidit contre le futur. En France, notre extrême-droite de gouvernement, qui n'affirme plus d'autre ambition politique que l'ouverture d'une franchise hexagonale du trumpisme, essaie d'imiter avec ses moyens, et installe péniblement son autoritarisme contrefait. Retailleau, en cosplay de Stephen Miller, organise des rafles au faciès dans les gares en attendant, dit-il dans un sourire à vous filer une insomnie, "les pleins pouvoirs". Depuis que Trump a enterré le conte de fées du capitalisme vert d'un "drill,baby, drill" dès son inauguration, le gouvernement Bayrou est responsable de 43 "reculs" environnementaux en 2025, le plus souvent initiés par la droite et l'extrême-droite et votés dans un Parlement à moitié vide.
Encore une fois, ce n'est pas un hasard, c'est une orientation politique : sécession pour quelques-uns, No Future pour le reste d'entre nous.
D'autant qu'en coulisses, les extrêmes-droites bien d'chez nous se coagulent autour de Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin, deux financiers au projet mortifère, en croisade pour le rétablissement de l'Occident chrétien. Selon le Forum parlementaire européen sur les droits sexuels et reproductifs (EPF), en France, vice-championne d'Europe des financements "anti-genre"après la Hongrie d'Orban, "l'extrémisme religieux reprend le pouvoir". Et claque 165 millions d'euros pour un projet très simple : interdire le futur à des catégories entières d'existences.
"Le XXIe siècle subit l'oppression d'un sentiment écrasant de finitude et d'épuisement", écrivait l'inclassable Mark Fisher dans Spectres de ma vie, paru en 2014 (traduit en 2021 aux éditions Entremondes). Il n'y a pas d'accélération. Il n'y a pas de fin des temps. Il n'y a que l'hypnocratie trumpiste - "un nouveau régime de réalité, où le pouvoir opère par la manipulation directe d'états de conscience collective", dixit le faux "philosophe" Jianwei Xun (alias performatif de l'éditeur Andrea Colamedici et... d'un chatbot).
Face à la catastrophe sacralisée, naturalisée, implacable, quelles solutions ? Pour sortir des sables mouvants de l'irréel, il faut nommer. Pour se désengluer du cycle de l'hypernormalisation et de l'indifférence, il faut en dire trop - pratiquer ce que le théoricien de l'hyperréel Jean Baudrillard appelait "outrance". Car rien ne loupe davantage la réalité de la catastrophe en cours que la lâcheté du réalisme journalistique, de ses euphémismes tièdes et ses néologismes à préfixe. Rien ne passe plus à côté du monde que ce double imaginaire dessiné par les rédactions, où le "conflit israélo-palestinien" se mêle aux sommet des "droites ultra-conservatrices", où le "spectre" de l'extrême-droite est éternellement une "menace" à l'horizon indéfini, où partout "monte" un "populisme" qu'on ne s'embarrasse même plus à essayer d'expliquer. Perspective bourgeoise où tout reste fondamentalement vague, lointain, inoffensif. Pendant ce temps-là, dans le reste du corps social, le capitalisme tue, le fascisme tue, le colonialisme tue, le génocide tue.
Notre travail d'information consiste aussi à surligner les dangers de l'époque. À défendre la dignité humaine collective. À combattre des pouvoirs vicieux, sadiques, sociopathes, avec la seule arme dont nous disposons : le mot. Alors : "génocide". Alors : "démence religieuse". Alors : "panoptique". Alors : "fascismes". Ici et maintenant. Derrière l'amoncellement de terreurs et de grandiloquences, la situation est claire. Des génocidaires et leurs soutiens sont aux manettes de l'Occident. Leur projet -politique, financier, militaire - est un crime contre l'humanité. Elle est là, notre Apocalypse. Réel désagréable et outrancier, mais réel quand même.