L’Union communiste libertaire a vu le jour en 2019, suite à la fusion de deux organisations : Alternative libertaire, fondée au début des années 1990, et la Coordination des groupes anarchistes, née une décennie plus tard. Forte d’un journal mensuel et d’une cinquantaine de groupes et liaisons sur le territoire français, l’UCL s’inscrit, comme son nom l’indique, dans une tradition précise : « L’anarchie et le communisme sont les deux termes nécessaires de la révolution », lançait, peu après la Commune de Paris, l’un de ses fondateurs. L‘UCL invite à la constitution, dès à présent, de contre-pouvoirs dans l’ensemble de la société — dans l’espoir de former, à terme, un véritable double pouvoir. Autrement dit, un pouvoir populaire capable de remplacer le pouvoir d’État puis de travailler à l’instauration d’un ordre social fédéré, autogestionnaire et démocratique. S’écartant à la fois des hypothèses électorales, de désertion et d’appropriation de l’appareil d’État, les inspirations contemporaines de l’UCL sont notamment à chercher du côté du Mexique et de la Syrie : les zapatistes et le Rojava. Dans le cadre de ce dossier entièrement consacré aux différentes stratégies de rupture avec l’ordre dominant, nous avons discuté avec l’organisation.
La notion de « double pouvoir » reste peu connue. Lénine avançait, en avril 1917, que la révolution russe « a ceci de tout à fait original qu’elle a créé une dualité de pouvoir » : la société était coupée en deux, entre gouvernement provisoire bourgeois et Soviets. En termes contemporains, que recouvre cette notion, centrale dans votre Manifeste ?
Comme ça ne vous étonnera sans doute pas, la notion de double pouvoir telle qu’elle est théorisée par notre organisation, communiste et libertaire, n’est en rien une référence à Lénine. Elle s’inscrit dans un processus révolutionnaire qui fait passer la société d’un contrôle capitaliste étatique à ce que nous essayons de construire : une société communiste libertaire, autogérée, fédéraliste. Pour comprendre ce que nous entendons par « contre-pouvoirs », il est important de définir cette notion. C’est, selon nous, l’ensemble des structures syndicales, organisationnelles, associatives et politiques, au sens large, qui visent à une transformation directe et immédiate de la société. Dans notre définition, ce sont des organisations ayant pour vocation d’organiser les masses pour lutter contre les dominations (qu’il s’agisse du patriarcat, du racisme, du colonialisme, du validisme, etc.) et d’instaurer les solidarités nécessaires pour répondre aux appétits destructeurs du capitalisme et des systèmes d’oppression.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Des associations comme le Planning familial, Survie, les assemblées générales féministes locales, les collectifs et associations de lutte LGBTI, les collectifs de soutien aux personnes sans-papiers, ou encore les organisations antiracistes spécifiques et les collectifs de lutte contre les violences policières. Nous pensons que la révolution peut advenir au terme d’un processus marqué à la fois par des conflits sociaux — la lutte des classes se matérialisera nécessairement dans des conflictualités dues à l’antagonisme des intérêts de classes — et des expérimentations portées par des contre-pouvoirs. En période non révolutionnaire, les militant·es révolutionnaires libertaires doivent donc agir afin que ces contre-pouvoirs se construisent sur des bases autogestionnaires. Une fois constitués, ils ont pour vocation, en période pré-révolutionnaire — c’est-à-dire dans ce temps où le pouvoir étatique est débordé —, de servir d’armature à un maillage de structures véritablement démocratiques, dans lesquelles le pouvoir populaire se matérialisera. C’est dans ce moment de tensions fortes, où le pouvoir capitaliste est réellement remis en cause, que se dessinent les contours d’un pouvoir populaire qui n’est pas pour nous l’État ouvrier léniniste, mais bien une dynamique de démocratie directe, fédéraliste et contrôlée par la base. On peut parler alors de double pouvoir : au pouvoir étatique capitaliste s’opposent frontalement des fédérations de producteurs, des comités de quartier (nous n’avons pas de fétichisme des appellations : les pratiques nous importent davantage)… L’objectif n’est pas de substituer un pouvoir holiste à un autre, mais bien de remplacer le pouvoir étatique par un pouvoir populaire horizontal et autogéré.
Cette révolution, personne ne peut aujourd’hui l’anticiper.
Évidemment. Personne ne sait si et quand la révolution viendra. Mais il est de notre devoir de ne pas rester attentistes — d’autant plus qu’il s’agit d’une question de survie face à la brutalité de l’exploitation et à la crise climatique. S’il suffisait d’attendre que le capitalisme s’effondre sous le poids de ses contradictions pour arriver à la révolution, le militantisme n’aurait pas de raisons d’être. Il est donc de notre devoir de militant·es libertaires de tout mettre en œuvre pour que les conditions nécessaires à la révolution se développent : l’investissement dès aujourd’hui dans les contre-pouvoirs est indispensable. Peut-être pas suffisant, mais absolument nécessaire.
Vous occupez une position singulière dans la pensée stratégique : vous n’êtes ni favorables à la « poétique de la révolution » du mouvement autonome — émeutes, spontanéisme, sécession —, ni, on l’a vu, des nostalgiques du parti léniniste. Vous tenez cependant au moment révolutionnaire comme à un moment de bascule : il y aura un avant et un après.
Notre position n’est pas si singulière, de notre point de vue. Nous nous inscrivons dans une lignée déjà ancienne, dans une tradition révolutionnaire que l’on peut faire remonter à l’Internationale anti-autoritaire de 1872, qui est née de la rupture d’avec les marxistes orthodoxes. Depuis, des générations de révolutionnaires se sont succédé. Les libertaires ont été de tous les combats et nous avons su tirer quelques leçons des erreurs du passé. Ces débats sont anciens. On pourrait citer Malatesta qui promeut le gradualisme face à Kropotkine. Son idée, rapidement résumée, c’est de dire qu’il est peu probable que les conditions requises pour une révolution anarchiste adviennent toutes prêtes, et qu’il est donc nécessaire de préparer la révolution en s’emparant dès que possible de tout ce qui peut être gagné contre l’État et le capital — ce qui participe à affaiblir leur pouvoir. Plus proche de nous, dans les débats qui ont agité les mouvements révolutionnaires dans la période d’après 68, certain·es ont fait le choix d’être dans la construction de ces contre-pouvoirs, notamment via l’investissement syndical, en se gardant à distance de deux impasses : le léninisme et le nihilisme. La conception léniniste du parti révolutionnaire n’a pas été — et ne sera jamais, selon nous — en mesure de mener une révolution au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire une révolution globale des formes économiques, sociales, politiques et culturelles de la société. De même, s’en remettre complètement à la spontanéité n’est pas pour nous une option, d’autant plus que « Tout ce qui bouge n’est pas rouge », comme dit le proverbe… Le moment révolutionnaire, c’est donc ce moment où les forces sociales, les contre-pouvoirs, sont en mesure, non plus de défier le pouvoir étatique-capitaliste, mais de s’y substituer : c’est le « double pouvoir », comme nous l’avons dit.
Une fois ce stade atteint, il sera primordial de continuer à orienter ce processus révolutionnaire dans un sens autogestionnaire afin d’amener le dernier stade de transformation sociale que nous défendons, à savoir le pouvoir populaire. Que nous voulons d’essence libertaire. La bureaucratisation de ce processus — en ce qu’elle signifierait la fin de l’extension du pouvoir populaire à tous les domaines de la société pour s’en remettre à une force supérieure qui agirait en son nom — signerait alors la mort du processus révolutionnaire. Par contre, il ne nous est pas possible de dire aujourd’hui quelle forme prendra exactement ce moment révolutionnaire, la particularité des libertaires étant que nous n’avons pas de petit livre, fût-il rouge et noir, qui nous donnerait par avance la marche à suivre et une photographie de la révolution à venir. Pour autant, nous n’estimons pas être dans une logique de « laisser faire ». De même, nous ne partons pas du principe que la « bonne volonté populaire » saura trouver d’elle-même l’ensemble des réponses aux questions que posent nécessairement les périodes de troubles que représentent les révolutions.
D’où, on le devine, l’existence de votre organisation ?
L’une des raisons d’être de l’UCL est aussi de trouver dans notre pratique politique au quotidien des réponses potentielles aux questionnements légitimes qu’amènent un chamboulement total de la société et le renversement de l’ordre établi. C’est ce que certain·es camarades de la FOB Autónoma (Federación de Organizaciones de Base) d’Argentine appellent la « pratique préfigurative » : elle fait émerger dans le présent les solutions pour la construction d’un monde sans État pour demain, que nous tâchons de faire vivre dans notre organisation et dans les contre-pouvoirs que nous investissons.
Votre organisation est de taille modeste. Et vous faites effectivement savoir que le rôle des communistes libertaires sera de « contribuer à orienter le processus révolutionnaire vers une solution autogestionnaire ». Comment imaginez-vous pouvoir gagner en influence ?
Par nos pratiques autogestionnaires mises en œuvre dès à présent, dans les luttes que nous animons ! Cette « poétique de la révolution » peut être attirante pour certain·es. Elle donne des textes enflammés. Mais, au final, elle ne parle pas à grand monde et n’aboutit pas à grand-chose. Quant aux expériences marxistes-léninistes, elles ont montré leur inefficacité du point de vue révolutionnaire — entendu que la révolution ne consiste pas à substituer un pouvoir à un autre, une oligarchie à une autre, fussent-ils repeints en rouge. C’est dans cette logique que nous ne pensons pas l’implication des militant·es de l’UCL au sein de ces contre-pouvoirs comme étant une pratique d’avant-garde. Il ne s’agit pas pour nous d’en imposer par le nombre, en agissant à des postes de responsabilité au sein de ces structures pour en prendre le contrôle ou en les utilisant pour faire grossir nos rangs, mais de diffuser des pratiques et des outils autogestionnaires et de démocratie directe, en accord avec une éthique militante qui vise à être la plus irréprochable possible. C’est ce rôle que nous définissons par l’appellation « animateurs et animatrices autogestionnaires des luttes ».
Nous voyons à travers les expériences du Chiapas ou du Rojava — malgré leurs limites — que le fédéralisme et l’autogestion sont mieux à même de porter des projets révolutionnaires et émancipateurs. Quant aux luttes contre les grands projets capitalistes, comme les ZAD, nous voyons bien qu’elles ne se font pas en référence à une avant-garde révolutionnaire qui préfigurerait le grand parti des travailleurs, mais qu’elles sont bien plus proches d’une vision libertaire de l’existence. Ce ne sont que des exemples parmi de nombreux autres, qui montrent que l’influence des pratiques autogestionnaires que nous portons peut avoir une incidence tout à fait déterminante dans les luttes qu’il nous reste à mener. Il est de notre rôle de militant·es révolutionnaires libertaires de faire le lien entre ces expériences et des pratiques quotidiennes dans les contre-pouvoirs dans lesquels nous sommes investi·es — et en premier lieu les syndicats.
Vous louez une conception « moderne » du prolétariat. Il serait donc possible de détacher ce mot du sens qu’il a dans l’imaginaire collectif, à savoir les travailleurs des usines ?
On pourra sur ce point se référer à Marx : le prolétariat désigne celles et ceux qui n’ont pour vivre — et souvent survivre — que le choix de vendre leur force de travail, celles et ceux qui sont privé·es du capital et de la propriété des moyens de production. Il est indispensable de faire sortir le prolétariat de cette imagerie d’Épinal, qui le fantasme uniquement sous les traits d’un ouvrier blanc en blouse bleue ! Les enseignant·es, les caissier·es, les infirmier·es, les manutentionnaires, les serveur·ses : toutes et tous sont des prolétaires. De même qu’aujourd’hui le prolétariat ne se retrouve pas uniquement dans le travail salarié. L’ubérisation de l’économie a fait sortir du salariat des personnes — auxquelles on donne le statut d’auto-entrepreneurs —, qui sont objectivement des prolétaires, tout autant que les personnes privées de travail. Du reste, le prolétariat ne subit pas de manière équivalente l’exploitation économique qui, d’ailleurs, ne peut être prise comme seul point de référence. C’est parce que nous adoptons toujours un angle matérialiste que nous nous appuyons sur une grille de lecture intersectionnelle, issue du Black feminism des années 1970, comme ont pu le faire avant nous d’autres organisations anarchistes. Les secteurs féminisés — comme ceux de l’aide à la personne, du ménage — sont les lieux où s’exprime le plus l’exploitation économique, qui se cumule avec l’exploitation économique des femmes par les hommes à la maison, mais aussi les discriminations racistes, sexistes et LGBTIphobes qui précarisent les prolétaires concerné·es, que ce soit par des salaires moindres, l’accès au logement, aux soins… Le prolétariat ne peut plus être perçu comme un corps uniforme qui subirait de manière systématique et égale une même exploitation au sein du monde capitaliste. C’est encore plus évident si l’on prend en considération le colonialisme et son expression la plus brutale, dont bénéficient les pays colonisateurs. C’est aussi pour ça qu’il nous paraît essentiel de prendre notre part dans les luttes internationales et anticoloniales, en étant autant présent·es sur les luttes anticapitalistes que sur les luttes féministes et écologistes.
Que recouvre le « rôle central » que vous attribuez au prolétariat ainsi défini ?
Il procède de sa position dans le système économico-social capitaliste. C’est parce qu’il est au cœur de l’exploitation capitaliste que le prolétariat a un « rôle central ». C’est parce qu’il expérimente quotidiennement l’exploitation dans la vente de sa force de travail que le prolétariat a un « rôle central » (tandis que les capitalistes en retirent les bénéfices). C’est aussi parce que la ou le prolétaire expérimente auprès des autres prolétaires la réalité de l’exploitation en même temps que la conscience que celle-ci relève d’un ordre systémique. C’est enfin parce que les prolétaires sont au centre des dominations multiples (économiques comme sociales) qu’ils et elles sont plus à même de les comprendre, de s’organiser et d’agir concrètement contre ce qui nous pourrit toujours plus la vie. C’est dans cette logique que nous sommes certain·es que nous n’avons pas besoin d’instance supérieure pour nous dicter les modes d’organisation et la structure de la société qui est la plus à même de nous apporter l’émancipation. Simplement dit, c’est nous qui produisons, c’est nous qui subissons, donc c’est nous qui décidons. Notre analyse est dictée par la nature même de l’exploitation systémique du capitalisme.
Le syndicalisme pourra être « potentiellement, demain, un acteur indispensable de la socialisation des moyens de production, nécessaire pour basculer dans une autre société », écrivez-vous. On se souvient également de votre défense de la CGT, en mai dernier, suite aux attaques antisyndicales. Quelle est la place du syndicalisme au sein de votre dispositif ?
Ce n’est pas tant la CGT que nous défendions alors qu’un principe révolutionnaire. S’en prendre physiquement à des prolétaires organisé·es, quelle que soit la nature des reproches que l’on puisse faire à la CGT, à son service d’ordre ou aux autres structures syndicales, c’est tout simplement agir contre son camp. Notre ennemi, aujourd’hui, n’est clairement pas incarné par les structures syndicales, dont on peut regretter, de l’extérieur — ce qui est toujours plus facile — qu’elles soient défaillantes sur certains points, mais bien par les capitalistes. La CGT est, qu’on le veuille ou non, une organisation de masse et de classe, quoi qu’on pense de son organisation interne, de son fonctionnement ou de ses choix stratégiques. Il n’existe pas aujourd’hui de contre-pouvoir qui ait la potentialité révolutionnaire des syndicats. Certain·es peuvent le regretter, mais c’est un fait. Les syndicats portent les germes d’une société communiste libertaire que nous souhaitons voir émerger, dans le sens où l’un des objectifs historiques du syndicalisme est la destruction du capitalisme. C’est également au sein des syndicats qu’on peut, dès aujourd’hui, construire des contre-pouvoirs qui seront de nature à se substituer à l’État et aux capitalistes en période pré-révolutionnaire.
La socialisation de la société passant nécessairement notamment par la socialisation des moyens de production, les syndicats sont de ce point de vue incontournables si nous voulons maintenir la production nécessaire à la survie de tous et toutes. Dès lors, il nous paraît évident que les militant·es révolutionnaires libertaires doivent s’investir syndicalement et participer à la diffusion de pratiques horizontales et interprofessionnelles sur la base du syndicalisme d’industrie. Il s’agit, pour faire un parallèle avec la double besogne assignée aux syndicalistes par la charte d’Amiens1, de construire aujourd’hui des pratiques syndicales de luttes autogestionnaires, et de préparer demain la socialisation de l’économie.
Mais on ne peut pas nier la perte d’influence des syndicats dans le monde du travail…
Elle est réelle et multifactorielle. Elle doit être appréhendée et analysée de façon objective. La répression féroce de la part du patronat et de l’État, la propagande antisyndicale faite par des médias à leurs ordres sont évidemment à citer. Le peu de victoires obtenues face à des gouvernements qui refusent la démocratie et imposent leurs diktats est aussi à prendre en compte. Les méthodes autoritaires qu’ont eues à subir les syndicalistes ces dernières décennies, l’influence (heureusement très clairement en perte de vitesse) des staliniens dans certains syndicats ainsi que l’éclatement du syndicalisme de lutte sont aussi très certainement en cause. Par ailleurs, si nous pensons que le syndicat revêt une importance stratégique primordiale, il n’est pas le seul contre-pouvoir à investir. Les luttes antiracistes, antipatriarcales et écologiques vont au-delà du champ du travail : elles sont des luttes transversales qui doivent être prises en compte par les syndicats. Elles permettent d’amener des personnes jusqu’ici non impliquées à appréhender l’importance du syndicalisme et à se syndiquer. Ces luttes renouvellent et renforcent le syndicalisme : elles ne sont ni subsidiaires, ni subordonnables. Elles traversent toute la société et représentent autant de contre-pouvoirs agissant directement sur sa transformation. S’il est pour nous essentiel de les faire vivre aussi au sein de nos syndicats, nous ne pensons pas que ce seul outil puisse suffire.
Pour quelle raison ?
Car, précisément, l’oppression ne s’exerce pas seulement au travail. Il est donc vital pour nous de faire exister ces combats partout où c’est nécessaire. Nos vies et les différentes formes d’oppression que nous subissons ne se réduisent pas à l’exploitation salariale. C’est en prenant en compte tous ces aspects que nous renforcerons notre classe et créerons de réelles solidarités en luttant contre toutes les dominations — qui seront autant de leviers nécessaires à une stratégie révolutionnaire.
Dans Maintenant, le Comité invisible avance que « le vieux mythe de la grève générale est à ranger au rayon des accessoires inutiles ». Vous en faites, vous, « une visée stratégique, structurant [votre] action ». Pourquoi ?
Pour les raisons que nous venons d’évoquer. Le tout n’est pas de dire « On veut faire la révolution », mais de voir concrètement comment on s’organise au sein du prolétariat, comment on se donne les moyens de peser, de massifier nos positions. La grève générale ne se décrète pas : elle se construit dans et par les luttes. Et ce sont ces luttes qui vont construire tout à la fois une conscience de classe et des pratiques d’action et d’organisation que nous souhaitons voir se généraliser. Cette stratégie politique permet de mettre en application l’ensemble des théories et pratiques politiques que nous défendons. La plupart des soulèvements d’ampleur qui ont eu lieu ces dernières années se sont appuyés sur la grève générale pour faire advenir un monde plus égalitaire. Puisque la grève générale se construit dans et par les luttes, ça ne peut pas se faire sans une prise en compte de la multiplicité des systèmes de domination. Car, à l’inverse de certains courants politiques, nous ne pensons pas que les luttes antiracistes ou féministes, par exemple, divisent le camp des exploité·es : au contraire, elles le renforcent et permettent son unité. Les grèves des femmes qui, dans nombre de pays, ont été des réussites en sont un des exemples les plus frappants. Elles nous rappellent que la grève générale n’est pas un mythe poussiéreux mais une perspective révolutionnaire toujours vivante. S’il n’existe pas de « bouton magique » permettant de la faire apparaître, l’expérience de l’Histoire et de nos camarades à l’international nous démontre bien qu’elle doit être au contraire centrale dans notre perspective et nos visées politiques. Elle n’est donc pas un fétichisme mais une visée pragmatique, conséquence de l’opposition radicale des intérêts de notre classe qui fait « tourner la machine », comme on dit, d’avec la classe des capitalistes.
Face aux « risques de militarisation ou d’ordre policier » qui, évidemment, apparaîtront en cas de changement révolutionnaire, vous envisagez la construction de « structures d’autodéfense ». Qu’est-ce que ça recouvre, concrètement ? Une « garde civile », ainsi que le penseur écologiste et communaliste Murray Bookchin l’a théorisée pour « répondre aux menaces extérieures » ?
La notion de « garde civile » est peu développée chez Bookchin. Il est difficile, pour des libertaires, de penser en détail des structures nécessairement plurielles et autogérées dans le cadre d’une révolution libertaire. A fortiori quand on parle d’autodéfense, parce que notre imaginaire est submergé, saturé d’images et de représentations construites par nos ennemis. Là encore, l’Histoire nous apprend que les formes de ce type de structures peuvent être plurielles : on pense notamment à l’Ukraine de 1918 à 1921, la Catalogne en 1936-1937 ou, plus près de nous, au Chiapas ou au Rojava. Mais les conditions matérielles qui apparaîtront lors de ces changements révolutionnaires, et qu’on ne peut par avance décrire, compteront pour beaucoup dans la forme que prendront ces structures d’autodéfense. Une partie des forces de l’ordre, policiers et militaires, prendront-ils les armes contre leurs maîtres ? Ces changements révolutionnaires se feront-ils sur un temps court et de très fortes tensions, ou naîtront-elles d’un long processus de délitement du pouvoir central ? Là encore, on n’a pas de petit manuel rouge ou rouge et noir qui nous le dit. En attendant, il faut l’avoir en tête et intégrer dès à présent les pratiques d’autodéfense comme faisant partie du bagage de base de tout·e militant·e : les SO en manif, l’autodéfense numérique, la sécurité des camarades, etc., ne doivent pas être le fait de quelques militant·es. Nous pensons que les outils essentiels à l’autodéfense de notre classe doivent être pluriels et qu’il nous appartient de les diffuser : ils ne doivent pas être l’apanage de petits groupes spécialisés. D’ailleurs, l’autodéfense telle que vue par des communistes libertaires répond aux mêmes principes que toutes les autres structures : mandats impératifs et révocables, horizontalité, autogestion. Il ne s’agit pas pour nous de reproduire une vision viriliste et validiste de l’autodéfense, mais bien de promouvoir la force du collectif face aux différentes menaces que nous sommes amené·es à croiser.
Votre projet est clairement anti-étatiste. Socialisme ou Barbarie avançait, par la voix de Castoriadis, qu’aucune société moderne ne pouvait se passer de centralisation. L’organisation a donc promu la constitution d’un Gouvernement des Conseils autour d’une Assemblée centrale. Comment votre « fédéralisme » pense-t-il les tâches d’ampleur nationale — entre cent : le démantèlement coordonné des centrales nucléaires ?
Castoriadis avait tort ! Le fédéralisme est une notion qui nous paraît comme éminemment contemporaine. C’est encore un prisme qui marque beaucoup de ces intellectuel·les radicaux chics : Frédéric Lordon ou Andreas Malm, par exemple. Ils ont en commun le fait d’être très radicaux dans les dénonciations des méfaits de ce système, mais d’être incapables de penser le dépassement de l’État et du centralisme étatique. Nous pensons qu’il est nécessaire de dépasser l’État pour qu’advienne une société réellement autogestionnaire. Alors, évidemment, une fois ceci posé, plusieurs questions viennent. Elles ne sont pas toutes dénuées de pertinence — comme la vôtre sur le démantèlement des centrales : mais c’est une question qu’il conviendra de débattre dans le cadre des structures issues du syndicalisme et des conseils locaux concernés, étant entendu que, pour ce qui est du nucléaire, on est à une large échelle. Le démantèlement des centrales n’est pas du ressort national mais de l’ensemble des territoires concernés. Là encore, on est pris dans le prisme de notre socialisation dans un système nationalo-étatique. Prenons le cas de la centrale de Fessenheim : elle est quasiment sur la frontière avec l’Allemagne et toute proche de la Suisse. Ajoutons que ce qui permet l’existence du nucléaire civil repose aussi sur une logique internationale très liée à la question du colonialisme, laquelle logique peut être perturbée par l’avènement de conflits d’ampleur dans les produits producteurs — comme on peut l’observer actuellement au Kazakhstan. On voit bien à travers ce simple exemple que la dimension nationale n’est pas si pertinente que ça pour aborder un problème macro-social.
L’organisation fédérale, au niveau des territoires comme des travailleuses et des travailleurs, en intégrant les besoins directs des personnes concernées, serait beaucoup plus à même de mener à bien — c’est-à-dire concrètement et dans le respect absolu de la sécurité des populations — le démantèlement d’une centrale. En tout cas, bien mieux que ne le ferait un État capitaliste soumis aux intérêts économiques. Ou un État dit « ouvrier » gouverné d’en haut, sans prise sur les réalités du terrain. L’exemple de la pandémie que nous traversons est aussi une bonne manière d’appréhender la nécessité d’une coopération internationale, que peut largement favoriser un fonctionnement horizontal élargi à l’échelle planétaire. De même, à l’UCL, nous revendiquons la socialisation et l’autogestion des moyens de santé. Ce qui ne peut être envisagé ni à une échelle étatique, ni à une échelle localiste. La pandémie est mondiale, il est donc nécessaire d’appliquer une stratégie d’union qui ne crée pas de concurrence entre les régions du monde. Aujourd’hui, nous le voyons bien : malgré les consensus et préconisations scientifiques, c’est l’arbitraire étatique qui décide et dicte l’agenda sanitaire. Rappelons que l’État français, très tôt dans la pandémie, a fait le choix de placer la gestion sanitaire sous la responsabilité d’un conseil de défense, interdisant de fait tout regard sur le processus de prise de décision. Alors que l’État accélère le calendrier vaccinal pour la troisième dose de vaccin contre le Covid, d’autres régions du monde peinent à atteindre les premiers objectifs de vaccination. Or, tout comme un nuage radioactif, le virus et ses variants ne sauraient s’arrêter à une frontière. Cette logique sanitaire à double vitesse, pensée à l’échelle nationale, est mortifère. Elle ne peut que prolonger, voire aggraver la pandémie.